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«Vers un avenir compliqué, il nous faut défendre des convictions»

Julien Denormandie, «nous sommes en haut de cycle, et c’est précisément parce que nous sommes en haut de cycle qu’il faut contractualiser de manière pluriannuelle en viande bovine». Photo Pierre Divoux
Julien Denormandie, «nous sommes en haut de cycle, et c’est précisément parce que nous sommes en haut de cycle qu’il faut contractualiser de manière pluriannuelle en viande bovine». Photo Pierre Divoux

Invité à l’assemblée générale de la Fdsea, l’ancien ministre de l’Agriculture a entendu les préoccupations d’une profession attentive à la nécessité de préserver ses moyens de production. Vers cet avenir compliqué, julien Denormandie a proposé avec pragmatisme, «d’avancer avec un certain nombre de convictions».

«Nous sommes dans une période anxiogène, avec énormément de défis géopolitiques de premier ordre», et «un bousculement d’évidences que l’on croyait acquises et qui ne le sont définitivement plus».

Pour l’ancien ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, le quotidien des agriculteurs est «percuté», par «le prix des céréales», «le prix des énergies», «le prix des engrais». Les marchés dans lesquels nous avions l’habitude de travailler «vont être questionnés», avec par exemple «les producteurs de vins et spiritueux que sont vos voisins et qui se sont réveillés il y a deux jours en apprenant qu’il y aurait peut-être 200 % de droits de douane pour leurs produits aux États-Unis».

Une vision claire

Rien de surprenant donc, dans cette période troublée, à ce que les agriculteurs appellent de tous leurs vœux une vision claire. «Comment préserver nos moyens de production, que peuvent faire la France et l’Europe pour apporter un cadre protecteur qui ne nous laisse pas dans une situation de concurrence déloyale, nous permette de produire demain et nous projeter dans l’avenir». Afin d’éclairer la lanterne des adhérents de la Fdsea, Fabrice Couturier avait convié l’ancien ministre de l’Agriculture du gouvernement Castex. Il est vrai qu’en seulement deux années rue de Varenne, de 2020 à 2022, Julien Denormandie a su se forger une solide réputation de pragmatisme assise sur une fine expertise. Il témoigne encore aujourd’hui d’une proximité avec les élus professionnels, un atout majeur qu’il a mis à profit durant la difficile négociation de la dernière réforme de la Pac dont il a été un des architectes.

Vers cet avenir compliqué, julien Denormandie a proposé «d’avancer avec un certain nombre de convictions qu’on veut défendre». Au premier rang de celles-ci, «l’Europe doit devenir ce marché commun avec des règles en commun». Il voit dans ce concept «la puissance qu’on doit être et qui doit faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés». Et reprenant l’arithmétique d’un chef de gouvernement européen, il questionnait, «comment nous, un continent de 500 millions de personnes, on va demander de l’aide à un pays de 300 millions de personnes pour se protéger d’un pays de 140 millions de personnes ?». Ce qui est vrai de la géopolitique, l’est aussi pour l’économie affirme l’ancien ministre, «comment nous, puissance agricole de 500 millions de personnes, on en est venu à ce point à se sentir fragile ?».

Une première réponse, elle confère pour lui à l’incrédulité, «la politique agricole commune est régie par des règles aussi différentes» d’un pays à l’autre dans un mouvement de «renationalisation de la Pac». Ce faisant, l’Union irait à l’encontre de «la nécessité d’un réel marché commun avec des règles communes».

Autre réponse soumise à l’Assemblée, nous aurions collectivement, perdu l’objectif d’une vision et la façon d’y parvenir, au profit d’un empilement de règles. Ce cadre complexe dont nous serions tous responsables répond à une multitude de spécificités, de particularismes locaux, pour aboutir à un cadre bien éloigné de la vision originelle.

«Foutaise»

Les agriculteurs perçoivent aussi un environnement complexe aux signaux souvent contradictoires, à l’image de l’interrogation de Mickaël Losson, «devons-nous regarder la croissance de la consommation mondiale de protéines carnées -elle grimpera de près de 10 % en 10 ans- ou céder à la décapitalisation en marche sur notre territoire ?». Julien Denormandie s’inscrit en faux face à la pensée commune qui voudrait «qu’il faille diminuer le nombre d’élevages en France pour faire diminuer la consommation de viande». «Foutaise», s’insurge-t-il en faisant la démonstration du remplacement de la production nationale par des importations, qui plus est, produites sans le respect des normes imposées aux producteurs français.

Il ajoute, dans le contexte de décapitalisation des cheptels bovins, le risque à venir «d’un immense défi de souveraineté dans l’accès à la matière organique pour notre pays», livrant un véritable plaidoyer en faveur «des systèmes de polyculture-élevage et de la qualité des sols où il y a de l’élevage». De là à évoquer l’hypothèse d’une Pac plus favorable à nos systèmes de polyculture-élevage, il n’y avait qu’un pas que l’ancien négociateur a franchi allègrement pour le plus grand plaisir de ses orateurs.

Sur le même sujet du remplacement de la production nationale par des importations, c’est Christophe Nierdercorn qui questionnait le ministre. Inquiet des conséquences de la signature de l’accord de libre-échange avec les pays du Mercosur, il interroge «pourquoi ne pas exiger sur les viandes importées, le même niveau de normes qu’on m’impose à moi sur mon territoire ? Pour répondre à Christophe Nierdercorn, Julien Denormandie plante le décor, «le Mercosur est une honte absolue et un non-sens». Il s’explique, sans vouloir s’opposer au bien-fondé des accords commerciaux en général et pour lesquels il vante le mérite «de mettre en place des règles». Mais pour le Mercosur, il va pouvoir s’échanger des marchandises sans que nous soyons d’accord sur les règles avec lesquelles elles sont produites. En fervent défenseur de la loi Egalim, il réclamait au passage son application rigoureuse pour redonner de la valeur aux produits agricoles. La seule façon de sortir d’un paradigme où les gouvernements passés pensaient «pouvoir financer le pouvoir d’achat des français avec le compte de résultats des agriculteurs, … dans une course effrénée de compétitivité coût».

Économie versus durabilité

C’est un autre chemin que propose Julien Denormandie. «L’Europe ne peut pas croire que son avenir réside dans une compétitivité coût effrénée». Pour lui, ce combat ne peut être gagné face à un président américain qui accède au gaz de schiste ou face à un continent asiatique où le prix de la main-d’œuvre est sans aucune comparaison au nôtre. Et de proposer de raisonner en «compétitivité valeur, intégrant l’ensemble des externalités de l’agriculture» (stockage du carbone, maintien des prairies, bénéfices pour l’environnement…). Une politique qui conçoit «d’accepter le caractère inflationniste de ce choix de la compétitivité valeur».

Cependant, pour ce qui touche à l’environnement, les sujets cristallisent souvent la colère des agriculteurs. Ainsi, Marc Schlemer rapportait devant le ministre les conséquences de l’épisode pluvieux du mois de mai et ses conséquences dévastatrices. Il pointait du doigt l’absence d’entretien des fossés et cours d’eau avant d’interpeller, «existe-t-il une voie autre que le contentieux juridique, qui soit envisageable pour retrouver un chemin acceptable associant durabilité et économie ?».

Loin de vouloir s’attaquer aux services de l’État en charge d’appliquer la règle, Julien Denormandie propose un mode de fonctionnement visant à «trouver localement avec le préfet une sorte de pragmatisme dans l’application des règles», en évitant le miroir aux alouettes de «la dérégulation à outrance». Charge ensuite au législateur, à la profession et aux autres acteurs des territoires «de se mettre autour d’une table, de se rappeler aux objectifs, d’éviter les inondations et protéger la biodiversité» pour enfin dégager «un point d’équilibre en acceptant de rentrer dans la complexité».

C’est sur une question d’équilibre aussi que Dominique Bouché a interpellé le ministre en évoquant la prochaine réforme de la Pac. Le producteur de lait a témoigné de son vécu des précédentes réformes comme «des coups de rabots pour leur revenu» avant d’appeler de ses vœux «un équilibre préservé entre productions animales et productions végétales».

Le négociateur de la précédente réforme avoue que pour celle à venir, «l’un des défis va être le lait». Mais il renvoie avant tout à l’arbitrage entre les professionnels. «Toutes les familles agricoles doivent arriver unies avec le souhait d’aller plus loin sur la production laitière». Et d’affirmer que la décision ne peut être «une décision souveraine jupitérienne du ministre de l’Agriculture».

Le jeu de questions réponses initié avec la table ronde s’est prolongé avec les questions de la salle. Les participants ont ainsi pu profiter d’un échange direct avec Julien Denormandie. Une séquence privilégiée, où l’attention d’un auditoire de quelque 300 chefs d’exploitations, s’est avérée studieuse jusqu’aux dernières minutes des travaux.